Si, comme il l’affirme, « le philosophe est un chercheur de mots », Pascal
Chabot a sans doute trouvé ceux qui sonnent juste pour décrire ce mal de
notre temps qu’est le burn-out, répandu depuis une petite décennie en
Belgique. Son ouvrage "Global burn-out" connait un joli succès de vente et
est promis à une traduction en une dizaine de langues, de l’anglais au
coréen en passant par le turc. C’est pourtant avec une grande humilité que
le chargé de cours pas encore quadragénaire de l’Institut des Hautes Etudes
des communications sociales (Ihecs) à Bruxelles accueille cette
incontestable reconnaissance. Peut-être parce que le déni de reconnaissance
est précisément un des principaux vecteurs de cette « maladie du trop » qui
touche « les plus fidèles gardiens du système ». Avertissement salutaire ? A
notre société, les victimes de burn-out, diagnostique Pascal Chabot, disent
qu’au progrès utile, il faudrait substituer un peu plus de progrès subtil.
Pascal Chabot
: Le burn-out met en évidence un nouveau rapport au travail. Travailler a
toujours eu un côté épuisant. Mais on est dans une tout autre civilisation
que celle de Charlie Chaplin dans Les Temps modernes, qui a symbolisé
l’adaptation de l’homme à la mécanique au XXe siècle. Aujourd’hui,
l’adaptation doit se faire par rapport à une accélération du temps, à des
injonctions et à d’autres types d’organisation du travail. La question de
l’adaptation est centrale dans l’apparition du burn-out. Avec le beau livre
de Matthew Crawford, Eloge du carburateur (2), j’essaie de comprendre ce
dilemme. Après ses études de philosophie, Crawford entre comme pigiste dans
une société du Web. Il est chargé de rédiger pour un site spécialisé payant
des recensions d’articles scientifiques. Huit par jour, c’est beaucoup mais
ça va. Et puis, on lui en demande douze. Sa première réaction, parce ce
qu’il ne rechigne pas à la tâche, n’est pas de se dire que « ce sera
peut-être un peu trop », mais bien qu’« écrire douze articles par jour me
posera un problème de loyauté, car j’aurai parfois l’impression de trahir
les auteurs ». C’est symbolique de la difficile rencontre entre une personne
perfectionniste et un système qui, en l’occurrence, se fout de la loyauté
pourvu qu’un quota soit atteint. Les humains s’adaptent à tous les systèmes.
Mais ils ne s’adaptent pas pour s’adapter. Ils le font pour être heureux,
pour se réaliser...
Vous écrivez que « le comble de la vacuité, c’est de s’adapter toujours et
de ne se réaliser jamais ». Pourquoi cette pratique de l’adaptation pour
l’adaptation triomphe-t-elle aujourd’hui ?
Parce que la recherche de la productivité est le moteur principal de
l’économie et parce que le rapport au temps a profondément changé. Jusqu’en
1930, l’humanité a toujours vécu en se laissant dicter son temps par son
action. Quand on labourait un champ, cela prenait le temps que cela devait
prendre. Depuis, le « fordisme » a renversé les choses. A chaque action,
correspond un temps, une semaine ou... quelques minutes pour du travail à la
chaîne. L’individu est de moins en moins maître de ce temps. On ne s’est pas
assez rendu compte que la grande révolution est celle des années 1960 -1970
avec la création des horloges internes dans les machines qui en viennent à
séquencer leurs tâches. Ces machines, créées individuellement pour nous
faire gagner du temps, donnent l’impression, une fois mises en système,
qu’elles nous forcent à courir après le temps.
Quel est le rôle des nouvelles technologies dans l’émergence du burn-out ?
Elles apparaissent comme ce qui requiert toujours l’attention, ce qui n’est
jamais spontanément en veilleuse, ce qui n’a pas d’heure. Le téléphone
portable est symptomatique des affections du burn-out. La victime se
détournera du BlackBerry parce qu’il représente une sorte de laisse entre
elle et son entreprise.
L’absence de reconnaissance est « constitutive de l’épuisement professionnel
», écrivez-vous. Est-ce un facteur essentiel ?
Oui. La reconnaissance est constitutive de l’identité de l’individu.
Quelqu’un qui ne serait reconnu par personne pourrait certes exister mais
serait une sorte de surhomme. Nietzsche est de ceux qui prétendent que
l’humain n’a qu’à se forger lui-même. Cela vaut pour une petite minorité. Le
contrat de travail, c’est du temps contre de l’argent, de la qualité contre
de la quantité. Les individus travaillent d’abord pour cela. Mais la
reconnaissance, si elle vient saluer un travail bien fait, introduit de
l’humanité dans ce contrat. La reconnaissance est beaucoup analysée par la
philosophie et la sociologie allemandes qui lui accordent une place
centrale. Pourquoi ? Parce que l’humain se voit reconnaître comme
irremplaçable, non « délocalisable » et il n’est pas mis en rivalité avec la
machine. Le management dans les années 1980 - 1990 a beaucoup joué sur des
dénis de reconnaissance, intentionnellement, parce que c’est la meilleure
façon de casser une personne. Voyez les dégâts que cela a provoqués chez
France Télécom... La prise de conscience de ces travers a conduit à un
management plus humaniste.
Le burn-out est-il une remise en cause du modèle capitaliste ?
Clairement. Il y a une sorte de perte de foi dans le système
technico-capitaliste. S’il rencontre énormément de besoins matériels, il est
aussi extrêmement dur. Des solidarités sont rompues. Certains n’y trouvent
pas entièrement leur compte. Le burn-out est un appel à changer la manière
de penser le travail et d’envisager la centralité du travail dans une vie.
L’idée de Global burn-out est de démontrer qu’à chaque époque, on peut
identifier une pathologie exprimant un désaccord avec les courants dominants
qui dictent une vie possible aux humains : la guerre, la mélancolie, la
neurasthénie au début du XIXe siècle, le spleen baudelairien face à la
première modernité, la paranoïa entre les deux guerres... Aujourd’hui, la
façon dont des personnes, qui donnent tout, sont parfois détruites par le
système pose la question de son sens. Les victimes de burn-out posent les
bonnes questions.
C’est la raison pour laquelle vous écrivez que le burn-out peut être
salutaire, si la personne arrive « à se reconnecter à ce qui fait sens pour
elle » ?
Je ne veux pas romantiser indûment les maladies psychiques parce qu’elles
donnent lieu à beaucoup de souffrance. Mais le burn-out peut être salutaire
si la personne en vient à se poser les questions qui lui importent vraiment,
notamment l’équilibre à trouver entre vie professionnelle et vie privée. Je
pense particulièrement aux femmes souvent en première ligne dans cette
épreuve. Beaucoup d’organisations du travail sont encore faites par l’homme
et pour l’homme. La répartition des tâches domestiques est encore source de
nombreuses inégalités... Comment faire en sorte que le travail reste ce
qu’il devrait toujours être, un lieu de réalisation de soi et pas la matrice
d’un essoufflement. En cela, c’est vraiment une pathologie de civilisation.
Cette revendication commence-t-elle à être entendue ?
Depuis quelques années, il y a une prise de conscience positive. Un
rééquilibrage est en cours. Les entreprises savent qu’elles ne peuvent pas
continuer à laisser en leur sein certaines personnes ainsi épuisées.
Les enseignants et les professionnels de la santé sont les plus touchés par
le burn-out. Pourquoi ?
Herbert Freudenberger, le psychiatre new-yorkais qui a forgé la notion de
burn-out pointait, dès l’origine, les médecins, les infirmières, les
enseignants, les travailleurs sociaux... On ne peut s’empêcher de penser à
la phrase de Freud : « Avec la modernité, il y a trois métiers impossibles :
soigner, éduquer, gouverner. » Deux d’entre eux sont épinglés par
Freudenberger. Dans les métiers d’aide, la fragilité de l’humain se montre
beaucoup plus que dans l’environnement matériel techno-scientifique et on
n’est jamais certain que la mission sera parfaitement accomplie. Une autre
façon de l’exprimer est de constater qu’il y a deux types de progrès, le
progrès utile et le progrès subtil. Le progrès utile, techno-scientifique,
est linéaire : on ne doit pas réinventer les ordinateurs pour les
perfectionner ; on va toujours plus loin. Les métiers de l’humain sont en
prise continue avec un cycle : les enfants naissent ; il faut leur apprendre
à parler et tout reprendre dès le début... Ce sont les métiers les plus
précieux parce que c’est en eux que s’expriment le mieux les idéaux d’une
société. Or force est de constater que ce sont ceux qui, financièrement ou
symboliquement, sont souvent négligés.
Est-ce à dire que la société poursuit peut-être d’autres idéaux ?
Il est clair qu’une société qui met en avant des idéaux de rendement, de
productivité, d’évaluation des performances, de minimisation du temps pour
une maximisation du profit est une société qui n’a pas les bonnes grilles
pour comprendre ce qui est essentiel dans la relation que l’enseignant peut
avoir avec ses élèves, ou le médecin avec ses patients. La question du temps
des consultations médicales est un problème connu. Cela en est un des
symptômes.
Le progrès utile est-il sans fin ?
C’est la question que tous les philosophes contemporains se posent, comme
tout un chacun. La plupart réclament soit d’opérer un rééquilibrage, soit de
rendre compatible progrès utile et progrès subtil en remettant l’humain au
centre des préoccupations. Les signaux d’alerte donnés par des spécialistes
du monde du travail, des cinéastes, des écrivains, des journalistes...
laissent à penser que l’on va vers un rééquilibrage. Sauf qu’il y a bientôt
8 milliards d’individus à nourrir et une montée en surrégime prévisible.
Même s’il y a un pessimisme de l’intelligence, il doit y avoir un optimisme
de la volonté. Il serait absurde que notre société, la plus gâtée du point
de vue matériel, soit la plus inapte à donner du sens et de la spiritualité.
Le burn-out est-il un phénomène occidental ?
Le contexte de crise l’influence parce que les contraintes augmentent en
même temps qu’une fragilisation de certaines personnes. Pathologie
spécifiquement occidentale ? Je le crois. Herbert Freudenberger en parle
comme de la « maladie du bon Américain ». Ce n’est pas un terme qui est très
utilisé en Asie...
La difficulté pour le citoyen européen n’est-elle pas de se résoudre à
considérer que l’Europe ne sera plus dominante et que le rééquilibrage
mondial en faveur de pays comme la Chine, l’Inde..., où des millions de
personnes sont sorties de la pauvreté, ne peut se réaliser qu’au détriment
de la prospérité matérielle occidentale d’antan ?
« Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes
mortelles », affirmait Paul Valéry en 1919. Non seulement, il avait tout à
fait raison. Mais sa sentence est encore parfaitement actuelle. Certains des
équilibres européens entre un bien-être de la personne et une certaine
assurance matérielle pourraient être remis en cause. Le travail d’une partie
de la philosophie contemporaine est d’essayer que cette remise en cause ne
se fasse pas au détriment des individus ; ce qui risque tout de même de se
produire.
Le contexte d’un pays menacé jusque dans son existence comme la Belgique
peut-il influer sur la santé mentale d’une population ?
Je ne peux que répondre personnellement. Je suis profondément pacifiste.
L’Europe a construit la paix, valeur cardinale. La Belgique y a contribué.
Elle est un laboratoire où s’expérimente l’Europe et elle doit le rester.
Cet idéal de paix passe par le respect de l’autre, la reconnaissance de sa
spécificité et par un rapport détendu à l’autre. La Belgique a aussi une
façon de ne pas monter en épingle des idéologies, et de ne pas s’accrocher
de façon dogmatique à une identité. Ce sont des valeurs importantes. La
remise en cause de tout ce qui constitue cet idéal de paix est négative.
L’inquiétude face à certains discours identitaires est fondée. J’espère que
la vertu pacifique belge, au nord comme au sud, l’emportera. Pacifisme et
pragmatisme.
Pourquoi dédiez-vous votre ouvrage aux contemplatifs ?
Parce qu’ils ont raison d’être ce qu’ils sont, d’avoir au plus profond
d’eux-mêmes le temps de méditer sur ce mystère d’être en vie. C’est souvent
cette question-là que l’on élude.
Redonner du sens à la vie est-ce aussi retrouver la maîtrise de ce temps ?
Oui, cela passe certainement par une réappropriation du temps. Ce n’est pas
un plaidoyer pour l’oisiveté. Il y a dans le temps la source la plus
profonde de liberté. Avoir au plus profond de soi le temps, c’est se sentir
exister et sentir en soi ce que l’on peut donner.
N’est-ce pas une revendication un peu anachronique par rapport à une
évolution de la société où tout conduit à occuper le temps ?
C’est anachronique comme la philosophie l’a toujours été depuis vingt-cinq
siècles. Elle ne va sans doute pas cesser de l’être. Comment retrouver cela
? Chacun a ses rencontres, ses chemins. Il suffit d’une certaine sensibilité
pour prendre conscience que « la vie est longue mais brève », comme dit
l’autre...